Vendredi 1er mai,
c’est Fête du travail. Pour quelques masochistes, ce sera donc Faites du vélo…
Et pour cause, cette nuit du 1er mai 2015 sera Audax(cieuse) pour
quelques candidats « Sudistes » au mythique Paris-Brest-Paris. Si on
est certes loin des grands cortèges syndicalistes - puisque Police et
Organisateurs s’accordent sans polémique sur le chiffre d’une quarantaine tout
au plus de participants – le cortège cycliste qui s’élance à 18H00
d’Aix-en-Provence ne manque pas pour autant de panache et de revendications.
Sacoches et lumières de tous types ornent les différents destriers des preux
chevaliers de la « Petite Reine ». Les Randonneurs Mondiaux ont
rendez-vous avec La Longue Nuit… Séquence Passion.
BRM 400, pour Brevet de Randonneurs
Mondiaux 400 kilomètres. Après avoir obtenu préalablement leurs Brevets des 200
et 300 kilomètres, c’est donc cette fois la cocarde du 400 que ces cyclistes
courageux veulent décrocher au terme d’une grande boucle, d’Aix à Aix, passant par les villes de contrôle de
Bellegarde, d’Alès, de Saint-Paul-Trois-Châteaux, de Malaucène et de Cadenet.
Loin d’avoir le courage et
l’endurance de ces Cavaliers de la Nuit, je m’élance pour ma part une heure plus
tard de Cavaillon, en « candidat libre ». Cap à l’Ouest, à
destination de Redessan via Saint-Rémy-de-Provence, Tarascon et Beaucaire.
Point de carnet jaune en poche et encore moins l’audace d’aller décrocher au
terme d’une nuit en selle la cocarde d’un BRM 400, mais plutôt l’envie gratuite
d’aller saluer quelques amis cyclistes rencontrés au hasard d’une vie
« Sur la Route » (1). Thierry Saint-Léger tout d’abord, le lonesome
« Tichodrome », qui emmène une fois de plus son 42x17 tel un
métronome au gré de « La Longue Route » (2). Ensuite, Matthieu, Brian
et Benoît, « Grands Randonneurs » marseillais toujours en mode
« Je crains dégun avec la confiance de ceux qu’ont le soleil comme
patrie » (3). Le soleil, parlons-en. C’est le grand absent du jour
puisqu’à l’heure où je mets une roue dehors, ce sont des pluies éparses qui
saupoudrent copieusement les routes du delta rhodanien. Malgré le parapluie
vert des platanes de la rectiligne D99, je ne suis même pas arrivé à
Saint-Rémy-de-Provence que l’eau me glace déjà jusqu’aux os. Faute de
garde-boue, le crachin provençal a eu raison de mon short et de mon cuissard
long… Au passage du Rhône, entre Tarascon et Beaucaire, la pluie cesse comme
pour mieux marquer la frontière entre Provence et Languedoc. Port Beaucaire et
son Taureau de pierre, Statue du Clairon en hommage à un célèbre taureau de la
manade Granon qui se fit remarquer en 1924 aux arènes…de Redessan. Cela tombe
bien, c’est là où j’ai rendez-vous et la nuit s’annonce tel un combat de
cocardiers !
20H45. J’entre dans
Redessan, petit bourg paisible en marge de la route de Nîmes. Du village déjà
endormi, seules s’échappent quelques voix braillardes du Bar du centre où l’on
prépare « la charge » dans ce qui ressemble à l’unique commerce du
village. La nuit tombe et avec elle la chape de plomb d’un village dortoir. Si
c’est pour moi le point kilométrique 50 depuis Cavaillon, Redessan se situe au
KM 102 pour les participants de ce BRM 400, soit un passage que j’estime vers
21H30 pour les plus rapides. Je prends place sur un banc à quelques mètres du
giratoire D999/D3 et envoi un SMS de confirmation de rendez-vous à Thierry.
L’attente commence et j’en profite pour déballer mon linge mouillé sur le banc
faisant office d’étendoir… Peu après 21H30, une première lueur de lampe
frontale se dessine au Sud du giratoire, suivi bientôt par un second groupe de
cycliste dont la discussion et le rythme vont bon train. Thierry sera bientôt
là. 22H00, Thierry m’a rejoint et nous voilà désormais en route vers St-Gervasy
à la lueur de nos lampes frontales Petzl. La Longue Nuit commence véritablement
et je me dis à cet instant que « cela devrait le faire » pour la
boucle Cavaillon – Cavaillon de 285 KM via Redessan, Alès,
Saint-Paul-Trois-Châteaux, Malaucène et Cavaillon. Après avoir été longuement
arrêtés au feu (qui ne passera jamais au vert !) de St-Gervasy, nous
sommes rattrapés par le trio marseillais dans la côte du village de Cabrières.
Rapide serrage de main, quelques mots échangés et très vite Matthieu aux mille
facettes réfléchissantes, le discret Brian et l’explorateur Benoît – alias
Ernest Shackleton – au mythique K-Way rouge s’échappent à l’avant dans les
lacets obscurs de la combe de Collias. C’est peut-être cela « L’Odyssée de
L’Endurance » (4)… Alors que nous venons de rejoindre la route d’Uzès,
Thierry m’invite à prendre son sillage, à me « mettre à l’abri » et à
lui signaler d’un cri de l’arrière s’il venait à s’échapper sans s’en rendre
compte. Sans avoir pu l’anticiper, je comprends instantanément qu’il me faut
sans tarder prendre le train, un train qui siffle pour atteindre en quelques
mètres les 35 km/h. Devant nous, 7 kilomètres jusqu’à Uzès, parfaitement
rectilignes et ponctués telle la ligne droite des Hunaudières par de rares
giratoires à valeur de chicanes. Thierry vient soudainement de passer son pignon
fixe en mode « cruise control ». Je m’accroche, baisse la tête,
descend les mains au creux du guidon. J’ai peut-être l’air d’un coureur mais
même avec onze vitesses je sens vite que je n’arriverai pas à tenir le rythme
très longtemps. Dernière chicane peut avant l’usine Haribo et le virage de
Mulsanne, pardon d’Uzès. Le train ralenti pour négocier la courbe à droite et
puis Thierry passe en danseuse car cela monte pour entrer dans Uzès. Je profite
des disques pour effectuer un freinage tardif, monte un puis deux rapports et
passe à droite à l’aspiration pour revenir à hauteur de Thierry. « Je vais
te laisser filer jusqu’à Alès pendant que je couperai direct vers
Bagnols-sur-Cèze ». « Je ne suis pas au niveau ». Quelques mots,
quelques consignes, une promesse de SMS et mon passage à l’Ouest s’arrête-là,
dans le premier duché de France. Première échappatoire. J’arrête le Victoire
dans l’alignement de la Cathédrale Saint-Théodorit et de sa tour Fenestrelle
qui prend sur ma photo des airs de Tour de Pise… A force de pencher, il ne
faudrait tout de même pas que je flanche ici ! Dieu qu’Uzès est belle,
peut-être plus encore à cette heure tardive où je suis seul à vagabonder entre
les murs. De Toutes directions en Toutes directions je finis par rejoindre le
monde de la nuit, noire, seul sur une route de campagne en direction de
Bagnols-sur-Cèze. L’échappatoire mesure 30 kilomètres et répond au nom de D982.
Grenouilles et grillons y forment un orchestre de champ interprétant une étonnante
Symphonie pastorale (5). A l’entrée de St-Hippolyte-de-Montaigu, j’adosse le
Victoire Versus à un calvaire. La lueur jaune blafarde déversée par quelques
lampadaires m’apparaît soudainement telle une trouée dans une mer de nuages.
L’éclaircie ne sera que de courte durée et déjà je poursuis ma route dans le
noir en direction de Bagnols-sur-Cèze. J’approche les 100 kilomètres au
compteur quand je rejoins non loin de Pouzilhac la D6086 qui relie Remoulins à Bagnols-sur-Cèze. Je
file à vive allure vers Connaux trop heureux de trouver une descente et de
pouvoir ainsi soulager les jambes. Quelques camions et voitures me doublent ou
me croisent venant ponctuer la monotonie des derniers kilomètres jusqu’à
Bagnols. L’iPhone sonne alors que je patiente à un feu rouge. Thierry vient de
pointer à Alès et de croiser le trio Marseillais. Il repart vers Bagnols. Je
profite de mon avance pour échouer au Bar Le Central. Nous sommes samedi 2 mai
et il est près d’une heure du matin. Je descends un Coca Rondelle en terrasse
pendant qu’un gars conte fleurette et tente d’emballer une brunette qui ne
cesse pourtant de lui répéter que son cœur est déjà pris.
C’est le « Paradoxal système » (6) entre ceux qui redoutent la nuit en solitaire et
ceux qui parfois la désire, comme nous autres « étonnants voyageurs »
(7) à vélo… De peur d’être trop rapidement rejoint par le TSL (Thierry Speed
Léger), je poursuis à présent en direction de Pont-St-Esprit. 10 kilomètres
rectilignes avant que ne me glace à nouveau la pluie. C’est tout d’abord une
brume humide, puis une fine pluie et enfin une averse qui m’arrose dans la
rocade de Pont-St-Esprit. Je m’arrête pour endosser non pas le maillot jaune - même
si je suis seul en échappée de ce BRM 400 - mais ma veste de pluie. Au
giratoire de Lamotte-du-Rhône, j’adosse mon vaillant Victoire et dépose mon sac
Chrome sous un parapluie Tilleul. Il est près de deux heures du matin et une
nouvelle attente commence. Je regarde passer non pas les bateaux mais les
autos. La nuit, c’est l’heure des Fêtards et des Routiers. Je tue le temps en
prenant des photos et même un autoportrait façon « Bandit de la
route », le cache col remonté jusque sous les yeux. J’ai tout sorti du sac
ou presque pour lutter contre le froid et l’humidité. L’iPhone sonne :
c’est Thierry. Il quitte Bagnols-sur-Cèze. Je lui indique la route à suivre, la
rocade extérieure de Pont-St-Esprit, le giratoire de Lamotte et la direction de
Lapalud. Il est 3H32 quand Thierry repart de Lamotte après quelques impressions
échangées et un rapide point sur la suite de l’itinéraire, sur son prochain
pointage. Deuxième échappatoire. J’irai droit et seul de Lamotte-du-Rhône à
Suze-la-Rousse en passant par Bollène où le passage simultané d’une voiture
m’évite les crocs d’un imposant chien errant…
Sans le savoir, j’attaque à cet
instant le dur de La Longue Nuit : 10 kilomètres puis 7 kilomètres de
Bollène à Tulette dans un brouillard à couper au couteau. Poursuivit à
l’arrière par Thierry, je m’accroche pour aller seul le plus vite possible
jusqu’à Vaison-la-Romaine. S’il me rattrape trop tôt j’ai peur de devoir subir
à nouveau un rythme par trop éloigné du mien. Je me surprends à être étonnement
à l’aise – sans peur aucune – dans cet écrin de solitude en noir et blanc où
l’on distingue à peine à deux mètres devant sa roue et la pâle lueur d’une
presque pleine Lune. « Lune, Tu peux m’allumer, Tu peux essayer, au moins
vas-y. Tends moi la perche, Je serai à la hauteur » (8). Etre à la
hauteur, une obsession, mon obsession tout au long de ces différentes portions
de BRM 400. Alors, j’appuis et je tire sur mes pédales tout en m’efforçant de
me concentrer sur le plaisir de la route, du voyage, de la nuit et non pas sur
la douleur de l’effort, du pourquoi, de l’obscurité. « Tant de nuits, des
armés insolites et des ombres équivoques, des fils dont on se moque et des
femmes que l’on quitte » (9). Au cœur de la nuit, seul sur son vélo, on
cogite comme à bord d’un vaisseau Interstellar (10). Au cœur de la nuit, seul,
on divague et zigzague. Au cœur de la nuit, on voyage aux confins de soi-même,
on touche du doigt le futile et l’utile. J’arrive à Tulette nauséeux. Je me
force à ingurgiter une barre Mulebar et je repars. Thierry m’appelle de
l’arrière : je le guide en direction de Tulette et m’attends à ce qu’il
fonde sur moi. J’augmente le rythme, traverse l’Eygues et cale dans la côte de
Buisson. Contre toute attente et bien que je ne cesse de me retourner, je
bascule vers Vaison-la-Romaine toujours seul en-tête et entre dans la ville en
échappée solitaire à 05H27. Je prends le temps d’un nouveau cliché Instagram.
Mon compteur Sigma marque un modeste 158 KM contre 223 KM pour les vaillants
candidats au BRM 400. Vient à présent la remontée de 9 KM jusqu’à Malaucène où
j’arrive seul alors que le jour se lève. Thierry me rejoint là et profite de
l’ouverture de la Boulangerie Debanne pour faire tamponner son précieux carnet
jaune. Un peu plus haut dans le village, nous prenons un « Café du
Cycliste » accoudés au comptoir alors qu’un écran plat braille derrière
nous toutes les tristesses d’un monde en détresse. Et pourtant, au pied du
Géant de Provence, « Au pays des matins calmes, pas un bruit ne sourd,
rien ne transpire des ardeurs » (11) de cette poignée d’hommes qui ont
bravé La Longue Nuit. On leur indique en jaune et noir une Route Barrée mais
rien ne peut les arrêter. Avec Thierry nous escaladons le Col de la Madeleine,
déviation improvisée avec générosité alors qu’il lui reste un peu moins de 100
KM pour rejoindre Aix-en-Provence. Sur les flancs du Ventoux, qui « comme
un aimant » (12) nous attire, Thierry déroule avec élégance son 42x17
alors que je glisse et file à roue libre. Après Bédoin, je prends sagement la
roue de Thierry jusqu’à Carpentras où mon compteur bascule au chiffre rond de
200, comme le magazine, celui du « Vélo de route autrement », celui
qui donne le virus de la longue distance. Viennent ensuite, pour moi, les 25
derniers kilomètres jusqu’à Cavaillon. Pour Thierry, pour tous les autres, ce
sera plus long, ce sera notamment Carpentras – Cadenet, les bornes et la route,
droite ou presque, monotone à coup sûr. C’est encore loin
Aix-en-Provence ? Dans la dernière ligne droite avant Cavaillon, on
dépasse et salue de la main un camarade esseulé. A son tour il s’accroche et
accroche le train conduit par Thierry qui commence pourtant à manquer d’eau.
Rapide Pit Stop à la Boulangerie de l’Horloge pour un plein d’eau pour Thierry
et pour quelques viennoiseries pour moi. Mon voyage s’arrête là. C’est le point
kilométrique 335 pour le BRM 400, 225 pour moi. Après leur avoir expliqué la
suite de leur route vers Cadenet, Rognes, Eguilles et Aix, je regarde partir ce
nouveau tandem. A ce rythme, au rythme de Thierry, je n’aurai pas pu aller
beaucoup plus loin.
Alors que l’épais brouillard
se lève enfin comme pour mieux nous libérer de La Longue Nuit, je pense aux
prochains voyages, aux alpes à pignon fixe bien sûr, pour lesquelles Thierry
« travaille » si dur, je pense aussi à cette série de voyages de
Paris à Los Angeles via Barcelone, Tanger, Tarfaya et New York. Si près dans ma
tête et si loin dans mes jambes. Reste alors le rêve, celui qui fait battre
« Le cœur des hommes » (13), celui de cette Longue Nuit, celui d’un ancien
« Voyage au bout de la nuit », du Puy-en-Velay jusqu’à Alès, à pignon
fixe, celui aussi d’un retour écourté l’hiver dernier de Clermont à Cavaillon
bien qu’à vitesses retrouvées…
« La nuit je mens, je
prends des trains à travers la plaine, j’ai dans les bottes des montagnes de
questions où subsiste encore ton écho » (14), où subsiste encore mon vélo…
La nuit, « C’est un
grand terrain de nulle part … On voit de toutes petites choses qui luisent, Ce
sont des gens dans des chemises, Comme durant ces siècles de la longue nuit,
Dans le silence ou dans le bruit », « comme un Lego » (15),
comme à Vélo…
Cavaillon <> Cavaillon (via Redessan,
Uzès, Bagnols-sur-Cèze, Pont-St-Esprit, Bollène, Suze-la-Rousse,
Vaison-la-Romaine, Malaucène et Carpentras) en marge du BRM 400
(1-2 mai 2015 / 225 KM)
(1) Sur la Route – Un roman de Jack Kerouac (1957)
(2) La Longue Route – Un livre de Bernard Moitessier (1971)
(3) Le Marseillais – Extrait d’une chanson d’Abd Al Malik (2008)
(4) L’Odyssée de L’Endurance (South) – Un livre de Sir Ernest Shackleton (1919)
(5) La Symphonie pastorale – Un roman d’André Gide 1919)
(6) Paradoxal système – Une chanson d’Alain Souchon interprétée par Laurent
Voulzy (1994)
(7) Etonnants Voyageurs – Festival international du livre et du film de Saint-Malo
(8) Lune – Extrait d’une chanson de Michel Jonasz (1992)
(9) Tant de nuits – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (2008)
(10) Interstellar – Un film de Christopher Nolan (2014)
(11) Fantaisie militaire – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (1998)
(12) Comme un aimant – Un film de Kamel Saleh et de Akhenaton (2000)
(13) Le Cœur des hommes – Un film de Marc Esposito (2003)
(14) La nuit je mens – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (1998)
(15) Comme un Lego – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (2008)